- AI Qing
- AI QingToujours baignée à des sources paysannes, et nourrie d’idéal révolutionnaire, la poésie de Ai Qing, simple, libre, saisie au vif de l’émotion, retient par son lyrisme profond et sincère: elle nous fait partager de brefs moments de vie et témoigne, par le rythme de ses grandes fresques cadencées, des malheurs et de l’espoir des hommes et des femmes de la Chine contemporaine.Du symbolisme à la RévolutionZhang Haicheng, fils aîné d’un riche propriétaire terrien de Jinhua, district de la province du Zhejiang, vint au monde le 27 mars 1910, en une période où de profonds bouleversements secouaient la vieille civilisation chinoise. « C’était la dernière année de la dynastie mandchoue » – écrit-il dans le poème Mon Père en 1949 –, corrompue et saignée à blanc par les puissances étrangères.Le petit garçon passa les cinq premières années de sa vie chez une nourrice, une paysanne qui lui tint lieu de mère, car la sienne lui en voulait d’avoir trop souffert lors de sa naissance; de plus, comme un astrologue avait prédit que cet enfant porterait malheur à sa famille, ses parents s’en débarrassèrent au plus vite. Vingt-trois ans après, le premier poème signé du nom de plume Ai Qing fut dédié à « Dayan he, ma nourrice ».Rappelons brièvement quelques événements historiques vécus par Ai Qing. La révolution éclate en 1911, dirigée par le Dr Sun Yat-sen qui apparaissait comme le symbole des aspirations de la classe dirigeante hostile aux Mandchous. Sun Yat-sen fut élu président provisoire de la République chinoise le 1er janvier 1912, mais, dès le 13 février, Yuan Shikai, ayant persuadé le dernier empereur d’abdiquer, s’octroya la présidence de la République.Le 4 mai 1919, en réaction contre le traité de Versailles, naît, dans la violence, le mouvement prônant science et démocratie, mené par de jeunes patriotes: Li Dazhao, Chen Duxiu, Lu Xun, ne supportant plus l’état d’arriération et de dépendance de leur pays. Fondation du Parti communiste chinois en 1921, mort de Sun Yat-sen en 1925: en 1926, « l’armée traversa mon village ». L’adolescent avait voulu entrer à l’académie militaire Whampoa et son père le lui avait interdit. C’était l’expédition du Nord, conduite par Tchiang Kai-chek pour chasser les derniers féodaux et refondre l’unité nationale. Mais les divergences entre le Guomindang et le P.C.C. s’accentuent et les revirements de Tchiang Kai-chek se multiplient à l’issue de chaque victoire: le 12 avril 1927, à Shanghai, coup d’État du Guomindang et massacre des communistes; le 1er août, insurrection paysanne et répression à Nanchang.Ai Qing entre à Hangzhou en 1928, à l’institut des Beaux-Arts du lac de l’Ouest. Il y régnait, à son point de vue, « trop d’académisme ». Son professeur, le grand peintre Lin Fengmian, lui conseilla de partir pour la France. Pendant les trois années passées à Paris, la poésie française et la littérature progressiste russe ont fortement marqué la personnalité du jeune homme. En 1932, après l’incident de Shanghai et le débarquement des troupes japonaises, il rentra au pays. Il adhéra à la Ligue des artistes de gauche, rencontra Lu Xun et se retrouva en prison dans la concession française de Shanghai en raison de ses « idées subversives ». Son premier poème publié, La Grande Rencontre , date de cette année-là. Commence alors pour Ai Qing une existence mouvementée qui l’entraîne dans les remous qui vont agiter l’histoire de son pays.Après des années de lutte aux côtés des communistes, le poète chinois, dont le patriotisme n’a jamais pu être mis en doute, connut l’exclusion en 1957: on lui reprochait son « occidentalisme »; puis ce fut l’exil pendant vingt années dans le Xinjiang. Par la suite, et malgré la consécration, Ai Qing ne put oublier ceux qui avaient été condamnés pour avoir conservé et lu ses livres, et continua à écrire son œuvre courageuse et puissamment originale.Pour qui aborde l’œuvre de Ai Qing dans une autre langue que la langue mandarine, certains de ses poèmes peuvent sembler n’avoir rien de spécifiquement chinois. Son écriture, à ses débuts, est très souvent symboliste. Un poème comme Les Ponts , à part quelques descriptions de scènes locales typiques, pourrait être dû à la plume de Verhaeren par la construction du langage poétique et l’humanité qui l’anime.Les apports étrangers sont indéniables: à Paris, le jeune peintre et admirateur des impressionnistes (Renoir et tout particulièrement Van Gogh) découvrit les poètes français – Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire – et le Belge Verhaeren, qu’il aima au point d’en traduire, plus tard, Les Villes et les campagnes. À Montparnasse, il lut pêle-mêle littérature et philosophie; grâce à des traductions françaises, il découvrit Les Douze d’Alexandre Blok, les poèmes « progressistes » de Maïakovski et la poésie pleine d’amour de la campagne d’Essenine. Les Feuilles d’herbe de Walt Whitman furent pour lui une révélation.Mais Ai Qing ne renie pas pour autant ses pères spirituels chinois; les deux grands poètes Tang, Du Fu (712-770), qui connut aussi le bannissement, et Bai Quyi (772-846), furent pour lui des maîtres; en outre, Ai Qing admira très tôt le philosophe Huang Zunxian (1848-1905), réformateur de l’époque Tongzhi qui révolutionna la poétique chinoise et déclarait qu’il faut que « la main écrive ce que la bouche dit ». L’intelligentsia chinoise, au retour de l’étranger, ne pouvait plus supporter les carcans de la littérature classique, figée par plus de vingt siècles de confucianisme. Dans le même temps s’imposait la nécessité de mettre enfin la culture, apanage traditionnel des lettrés, à la portée de tous.Après la réforme littéraire de Hu Shi vint la révolution littéraire de Xin Qingnian (du nom de la revue La Nouvelle Jeunesse ). La démarche de Ai Qing s’inscrivit dans la ligne du mouvement du 4-Mai 1919. Les débuts de sa carrière d’écrivain datent de son emprisonnement à Shanghai. Citons les titres de quelques poèmes: Écoute , Nuit transparente , Le Mirliton... Libéré en octobre 1935, après un bref séjour à Jinhua, il vécut de sa plume à Shanghai, puis, au début de 1936, enseigna à Wuhan au Jiangsu, dans une école normale de jeunes filles. Mais, ayant conservé le même idéal, il fut plus apprécié de ses élèves que du directeur, qui le congédia au bout de six mois. Le poète retourne à Shanghai et publie son premier recueil, sous le titre de: Dayan he, ma nourrice.En 1937, avec la guerre sino-japonaise, commença pour Ai Qing, ainsi que pour beaucoup d’intellectuels et militants de la Chine nouvelle, une vie itinérante. « Homme du Sud » (né au sud du Grand Fleuve), il va de Wujin à Guilin où, paradoxalement, il fait publier son deuxième recueil Le Nord : « Le Nord est triste », admirable hymne à « cette terre [...] qui a nourri le peuple que j’aime et la plus ancienne race » (Tungguan, le 4 février 1938). Au moment de sa première entrevue avec Mao Zedong à Yan’an, en 1941, le poète est à l’apogée de sa force créatrice. Ce sont les débuts, en novembre 1941, de la revue de poésie Shi Kan dont il est le rédacteur en chef.Sa parole est libre, puissante, heureuse. Les influences occidentales sont bien assimilées, les directives du Parti, qui seront clairement énoncées dans les Interventions aux causeries sur la littérature et les arts de Mao Zedong en mai 1942 à Yan’an, n’y ont pas encore imprimé leur sceau implacable. Ainsi dans l’article publié en mars 1942 dans Jiefang ribao : « Comprendre les écrivains, respecter les écrivains », Ai Qing n’avait pas mâché ses mots.Une floraison d’admirables poèmes avait pu éclore: Vers le soleil , J’aime cette terre , Il meurt une seconde fois , Les Mendiants , Il s’est levé , La neige tombe sur la terre chinoise . Et les très émouvants poèmes sur la France de l’Occupation: Triste Paris , Toulouse , sans oublier ceux où il fustige le nazisme.Consécration, silence et créationLe tempérament de Ai Qing est si fort que, même lorsqu’il applique strictement les consignes idéologiques – adhésion aux transformations radicales que doivent subir les structures du pays –, la nature profonde du poète continue à s’exprimer. Nous retrouvons là un aspect éternel de la pensée chinoise, si souvent garrottée et qui a su, par des contes en apparence très naïfs, échapper aux contrôles bureaucratiques et affirmer ce qu’elle pensait être sa vérité. Spontanéité, franchise, simplicité sont des traits constants du caractère de Ai Qing. À ce sujet, le très important Essai sur la poésie , qu’il écrivit entre 1938 et 1939, nous aide à connaître ses conceptions sur le rôle et la responsabilité de l’écrivain.Après une année passée à Chongqing, Ai Qing, aidé par Zhou Enlai, parvient à traverser, sous un déguisement militaire, quarante-sept postes de contrôle du Guomindang pour atteindre la base de Yan’an. L’ascendant que Mao exerça sur lui fut irrésistible. Les poèmes qui le célèbrent nous le montrent bien. Quand Ai Qing voulut partir pour le front, Mao l’en dissuada. Le poète partagea son temps entre l’enseignement et le travail agraire dans les régions frontalières, Shaanxi, Gansu et Ningxia. Après la guerre sino-japonaise, il est nommé professeur à la faculté des lettres de l’académie de littérature et des arts Lu Xun à Yan’an, puis, en octobre 1945, envoyé dans le Nord pour participer à la réforme agraire. De 1946 à 1948, il occupe la fonction de vice-directeur de l’Institut de littérature et d’art des universités conjointes du Nord de la Chine.En 1949, Ai Qing entre à Pékin avec l’Armée de libération. Dès lors, il occupera des fonctions officielles. Lors de la création, en octobre, de la revue Renmin wenxue (Littérature du peuple ), il est nommé rédacteur en chef adjoint. Il participe à de nombreux congrès, effectue des voyages en U.R.S.S., en Amérique latine et reçoit à Pékin le Chilien Pablo Neruda avec lequel il noue une solide amitié, ainsi que le Turc Nazim Hikmet. À l’occasion de ces voyages, Ai Qing écrivit de nombreux poèmes; sa poésie prit aussi un tour plus universel. Sans cesse, il y travaille, et sa maîtrise grandit. Il chante son amour de la patrie chinoise et sa confiance en l’avenir du peuple chinois.Aucun poème ne subsiste de la longue période 1957-1978 qui voit se succéder les critiques de Zhou Yang à l’encontre de Hu Feng, écrivain libéral proche de Ai Qing; les « Cent Fleurs » (mai 1956-juin 1957); la campagne anti-droitiste (juin 1957-février 1958) et son départ forcé pour une ferme du Nord-Est pour « connaître la vie ». En 1978, Ai Qing quitte le Gobi, où il avait été contraint de passer vingt dures années de relégation. Il n’a pas cessé d’écrire, mais des milliers de vers ont disparu.Après sa réhabilitation en 1979, Ai Qing, nommé membre du Conseil consultatif politique du peuple chinois et élu vice-président de l’Association des écrivains de Chine, fait plusieurs séjours en Europe: Italie, Allemagne et France (où il est invité à l’occasion d’un congrès sur le thème de la littérature de résistance) et passe quatre mois aux États-Unis en 1980. Partout, il est chaleureusement accueilli: sa poésie libre, qui exprime l’émotion dont est chargé chaque instant, atteint à l’universel; par-delà les frontières, elle ne peut laisser personne indifférent.Il est élu en 1981 vice-président du centre chinois du Pen Club international. En avril 1978, le Wen hui bao de Shanghai publia son premier poème depuis les vingt années de silence, Hongqi (Drapeau rouge), puis les journaux publièrent au fur et à mesure près de deux cents poèmes dont Sur la crête de la vague et Éloge de la lumière .
Encyclopédie Universelle. 2012.